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Nowhere et nobody en campagne

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Qu’y a-t-il entre le rien et le pas grand-chose ? Une campagne présidentielle en forme de bulle. Pas de débat réel, seulement un enjeu, gagner le 1er tour, puis, tant qu’à faire, le second. Et… et c’est là que ça pourrait être drôle si on ne se souvenait pas que, depuis 1958, le président n’a plus guère de chrysanthèmes à inaugurer. Il dirige. Vraiment. D’aucuns ont même affirmé que l’actuel résident de l’Elysée se voulait « super-président ». Diriger le vide, c’est presque du surréalisme, si on pouvait sourire, si ça prêtait à rire.




Ce matin du 1er avril, sans humour aucun, un chroniqueur de RFI évaluait les forces et faiblesses du candidat Hollande. Selon lui, au contraire de son rival principal, il donne peu de la voix. Sur son aile gauche, Mélenchon serait un tribun et le bonbon rose endosserait a contrario ses couleurs en demies teintes, ni de ce bord ni de l’autre, sans pour autant s’afficher en candidat en dehors des clivages, posture affirmée par Bayrou. L’homme au dessus des partis est une rengaine qui date également, une figure de style qui se risque à la posture dangereuse de l’homme providentiel, figure peu démocratique mais fort électorale.

Ainsi donc les candidats se doivent de brailler, en faisant sans doute « beaucoup de bruit pour rien ». C’est ennuyeux quand on a décidé de chroniquer modestement une campagne. A défaut de grains à moudre, cette envie de voir s’il s’y passe encore quelque chose tourne au désir de gloser sur l’absence. Le quotidien Libération tente d’y répondre en créant une sorte de micro-débat personnalisé avec les candidats. Vous choisissez trois candidats, une thématique (école, économie, politique étrangère…), une question dans celle-ci et vous lisez les réponses… en trois lignes. La faute à Libé ? Pas si sûr, parce que les programmes des différents candidats tournent souvent à la rhétorique du consensus. Ils imposent tous ̵- je parle évidemment de ceux qui sont lisibles ̵ -l’évidence « de l’ordre intangible du monde et de la révolte inévitable, mais impuissante quand il devient par trop intolérable. » [1] Ainsi l’exaspération, même légitimée, relève de la réaction. Réaction « réactionnaire » quand elle agite drapeau et sang nationaux, « révolutionnaire », « gauchiste » quand elle les colore d’un rouge uniforme. Au passage on assimile deux orientations antithétiques pour mieux les dénigrer tout en ménageant leur électorat. Il devient ainsi tout aussi audible et respectable, tout en le condamnant, d’insulter les Arabes que de fustiger le patronat [2]. Ce con de peuple, pour ne pas dire ce peuple de cons, serait perdu face à la mondialisation, à l’immuable, à l’ordre du réel qui a un sens unique et, comme toute immanence, une “voie” impénétrable. Dans le même temps, on s’assoit sur les analyses sociologiques pourtant écoutées comme la messe, analyses donc, qui montrent la diversité des publics fréquentant les officines des ultras [3].

Or cette propension d’une large part de l’électorat (un tiers) à chercher dans des alternatives, des solutions ou des propositions auxquelles il peut adhérer, tient à la nature même de l’élection à la française. En effet, après l’incarnation d’une présidence taillée pour le costume de son fondateur, les suivants ont dû jouer de ne pas avoir de destins singuliers à proposer. Pis, depuis Mitterrand, pour diverses raisons en partie générationnelle, « les candidats à la fonction présidentielle, destiné […] à se vouloir au dessus des partis, n’étaient plus que des hommes d’appareil […]. D’où l’absence d’enthousiasme de l’électeur lambda. […] De plus, la nécessité, pour le deuxième tour des élections, de susciter une large majorité, oblige les présidentiables probables à rapprocher leurs propositions jusqu’à gommer les différences de leurs options, d’où le sentiment d’interchangeabilité des deux programmes. » [4] Dès lors l’électeur, qui voudrait croire que tout cela sert à quelque chose de plus que faire fonctionner les institutions, doit se fermer aux chants du vote utile, étant certains de passer pour le dernier des inconscients. Et celui qui pense et vote aux marges peut le faire sans risque puisqu’il est absout, avec condescendance, en se fondant dans une masse paumée. Pis, la droite dite dure a pris l’habitude de patauger allégrement dans ces boues dont elle s’offusque dès qu’elles servent de terreau à des excès fondamentalistes.

Du côté des candidats, ce qui ressemble à une idée ou à une proposition est dilué dans un format capable de s’adapter à toutes les sensibilités, ou bien, elle est portée par quelqu’un qui n’a rien à perdre, mis à part le risque de ne pas être entendu du tout [5]. Du côté des électeurs, échéances approchants, on redécouvre le droit de s’abstenir, ou de voter blanc. Bayrou, à la fois candidat et électeur, l’a fait en 2007 et ce dilemme de l’homme de droite qui ne peut ni voter pour un candidat qui le révulse, ni basculer à gauche, est si rare qu’on peut s’attarder sur ce geste politique. Leader d’un mouvement de centre droit, il se refuse à jouer les vicomtes menant ses électeurs à l’urne, tout en se coupant d’alliances possibles. D’autres se sont affichés sous la rose pendant la campagne et ont couru derrière les reliquats de portefeuilles offerts par le nouveau potentat élyséen ; la posture est plus commune, là où « le vote blanc est un vote sophistiqué » [6]. Il nécessite également un peu d’habileté manuelle puisqu’il faut le fabriquer. Il relève enfin du beau geste, puisqu’il est parfaitement inutile d’un point de vue comptable, le seul légitime en ces temps du triomphe des philosophies de banquiers et des gloses de comptables. Certains souhaitent le voir comptabiliser comme bulletin exprimé [7], quelques candidats, tels Bayrou, Eva Joly, soutiennent l’idée, plus ou moins clairement , sans qu’elle puisse apparaître comme autre chose qu’un vote protestataire ; le seul sans doute. Sans législation qui lui confère une valeur, jusqu’à celle d’invalider un scrutin [8] , ce vote n’a pas d’utilité mathématique. Il ne changerait d’ailleurs probablement pas grand-chose sur une présidentielle [9]. Ces propositions ne font pas sortir du régime d’élections. Le plus inquiétant ce n’est pas la comptabilité des voix mais vers quel puits perdu elles vont.

Rappelons que Sarkozy, tout fier, avait attiré 11,5 M d’électeurs au premier tour, et que Chirac avec son élection bananière avait recueilli 5,7 M de voix au premier tour, tandis que l’abstention atteignait les 7 M d’inscrits. Le candidat fantôme s’invite donc régulièrement aux côtés des ectoplasmes qui figurent les grandes mouvances. La pèche ou le soleil de mai retiennent sans doute moins les électeurs que l’incompréhension des nuances ou la trop lucide conscience du jeu de dupes proposé. Les socialistes ont abandonné la rose, soit, la droite a franchi la limite de la décence républicaine en se vautrant dans un sécuritarisme xénophobe, ok ; et de cela l’électeur, pas forcément plus con que ses parents, ne tiendrait pas compte ? L’élection se résume de plus en plus à un affrontement de personnes qui ne mettent en évidence aucune personnalité. Et cet affrontement arrange parce qu’il caricature et clarifie le conflit [10]. Il faut être d’accord ou pas. Aucune place n’est laissée au débat, ou alors il se transforme en joute simpliste.

Le conflit est pourtant au cœur du processus démocratique [11] . Il est, par essence, au centre même de nos rapports personnels et interpersonnels. Les « grandes questions », comme celles du vivre ensemble, du « vivre mieux », de l’éducation, de l’usage de la force, ne se règlent, ni d’un côté ni de l’autre, par une pantomime où il s’agit de séduire et de dénigrer. Cet affrontement qui permet de compter les points sert le consensuel « chacun son choix », versant édulcoré du droit laissé à la force. Le président est sensé être celui du pays, de tous les Français, des 19 millions qui ne sont pas appelés à voter, comme des 10 ou 13 millions qui refuseront de le faire, auxquels il faut ajouter les quelques millions qui espéraient en voir un autre au sommet de l’Etat. Contrairement au vocabulaire sportif utilisé dans les médias, le vainqueur d’une élection n’est pas le gagnant. Légitimement, légalement, institutionnellement ils restent à ceux qui ont choisi de déposer leur voix ailleurs, et à ceux qui changeront d’avis, le droit de protester, de refuser, de pousser leur député à discuter, à ramener sur le tapis ce conflit qu’on a voulu éluder. Les modalités adoptées face à ces retours d’opinions, depuis quelques années, consistent à faire la sourde oreille et à envoyer les CRS faire rentrer, à coups de matraque, le bon sens dans le crâne des récalcitrants. Mais la réalité ne s’efface pas d’un mouvement de baguette en caoutchouc.

Le moment électoral devrait traduire, aussi, cette capacité à proposer et à diriger. Le président de la Ve a une ligne de conduite mais il sert également un régime bicéphale en théorie, parlementaire dans les institutions et hybride selon les analystes de l’histoire politique. Il ne peut pas avoir peur des idées et des opinions, des siennes comme de celles des adversaires. Le président, au même titre que les autres élus, ne doit pas gouverner avec les sondages mais avec les frictions du réel et les limites de ses convictions. Ce n’est de voix dont ont besoin les ténors de la campagne, c’est de coffre.


1er avril 2012




[1] Roger Dupuy, la politique du peuple, Albin Michel, 2002, p.205

[2] rien que le mot, utilisé sans guillemets, sent son gauchisme crypto-marxiste

[3] Emmanuel Todd Après la démocratie, dans son chapitre “les français contre le libre-échange” (p.157 ss), rappelle le clivage entre vieux éduqués du supérieur et les mêmes plus jeunes. Les premiers n’ont pas connus la concurrence professionnelle ni la régression économique qui frappent leurs enfants, aussi diplômés mais plus nombreux à l’être. Libération évoque aussi le cas d’un cadre licencié qui milite pour le front de gauche

[4] Roger Dupuy, op. cit., p.207

[5] Michel Henry « Eva Joly en coureuse solitaire…. » in Libération vendredi 30 mars 2012

[6] Marie Naudet, Le monde du 23 mars 2012, p.23

[7] voir le site http://www.vote-blanc.org/

[8] législatives, cantonales, européennes connaissent souvent des taux d’abstention impressionnant : 30,63 % le 29 mai 2005 pour le référendum sur le traité pour une constitution de l’UE, 59,37% aux européennes de 2009… les bulletins blancs ne dépassant jamais plus de 4,5% http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/resultats-elections/

[9] en mai 2007 les bulletins blancs ont atteint 1,5 M d’électeurs

[10] Miguel Benasayag et Angélique de Rey, Eloge du conflit, La Découverte p.151

[11] Olivier Duhamel, La démocratie