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L’esprit critique du poignet gauche

Toutes les époques sont drôles. C’est-à-dire qu’elles ne le sont pas, justement. Elles sont étranges, étrangères à qui les regarde avec un minimum de circonspection.

Ainsi, parcourant un article de [1] sur les tortures du régime d’Assad, je suis abasourdi par les commentaires des lecteurs. Nombre critiquent l’information, son l’opportunité à la veille d’une conférence internationale pour régler le sort de la Syrie en guerreet très probablement celui d’Assad par la même occasion.

Bon, jusque là on ne peut que saluer la vigilance des zinternautes. En revanche on prend un peu de distance par rapport à ces expertises de l’image qui péremptoirement affirment que tel cliché a été retouché (avec un logiciel dont, à mon avis bien, peu de lecteurs maîtrisent les plus élémentaires fonctions) et tel autre grossièrement bidonné. Si on peut douter de la probité des organes de presse, un minimum de crédibilité professionnelle passe par leur connaissance de l’analyse des images. Les rédactions, même malhonnêtes, présenteraient des compositions soignées. Mais la question n’est pas là.

Ce qui m’indispose dans ces commentaires extérieurs aux lieux des combats, c’est l’indifférence totale pour le sujet lui-même. On glose sur la photo en oubliant son propos. Pis, certains vont jusqu’à justifier la torture au nom d’une réponse aux exactions des « rebelles ». Ce vieux refrain du tous semblables revient à chaque conflit ; ils alimentent le tous pourris si pratique quand on ne veut pas agir.

Oui les « révolutionnaires du printemps arabe » sont en partie constitués de groupes largement antidémocratiques, oui encore les Bosniaques – cette nationalité musulmane de Bosnie – ont eu aussi leurs tireurs embusqués, oui le FLN a fait une guerre monstrueuse et inexcusable à bien des égards, oui toujours les armées de libération ont nourri des tortionnaires. Faut-il pour autant jeter l’aspiration populaire à la liberté avec ses utilisateurs plus ou moins convaincants. Assad devient-il moins dictateur quand parmi les rebelles se trouvent des criminels ?

Je laisse chacun à ses réponses ou aux difficultés d’y répondre. Elles ne dispense pas d’un préalable moral : la torture, le massacre, même des pires ordures, restent inacceptables. C’est faire insulte à ceux qui, au cœur de la guerre d’Algérie, dénonçaient la torture sans pour autant ni justifier ni excuser les ignominie de l’ALN et du FLN [2].

C’est être bien oublieux de ces lettres des résistants qui, de tout âge, de toutes les sensibilités religieuses, politiques ou morales, après avoir subi la torture, parfois encore déportés, et pour certains quelques heures avant leur mort, clamaient haut leur respect des Allemands, leur exécration de la haine, leur refus de ces comportements qui les auraient ramenés, eux, au même rang que leurs tortionnaires s’ils s’étaient laissés aller à de semblables gestes.

Ils ne s’agit pas de distribuer des bons points. Il s’agit d’admettre que des hommes, des femmes et des enfants, sont systématiquement torturés dans les geôles du régime d’Assas. Et il s’agit encore, dans sa chair, de les refuser. Les beaux esprits critiques –et je passe sur l’entre-ligne qui fleure le clanisme partisan ou les relents racistes sur les Arabes- confondent la glose sur l’information et ce que nous dit la presse, même mal, même en nous prenant pour des gogos. Car qui peut honnêtement dire que la police syrienne ne torture pas ? Et qu’on ne vienne pas servir l’éternel fatalisme qui affirme comme une loi naturelle que c’est le lot de tous les conflits.

Car non, il existe et il a existé, partout, en tout temps, des combattants, des résistants qui n’ont jamais versé dans l’abject. Qu’ils soient minoritaires ne signifie pas qu’ils ont tort ou qu’ils sont quantité négligeable dans l’histoire des hommes. Après tout les salopards ne sont pas plus nombreux mais ils occupent le devant de la scène.

Et puis j’attends la même force morale, un semblable engagement de leur vie, de ces beaux esprits de l’extérieur dont les luttes se limitent souvent à compter leurs points de retraite et à geindre de l’augmentation des taxes.




[1] Libération (du 21/01/2014)

[2] on relira avec profit Parcours De Miguel Benasayag à propos de son "expérience" de torturé, ou encore La torture dans la République, de Pierre Vidal-Naquet