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LE FOND DE LA CASSEROLE

France périphérique pour certains, déclassés pour d’autres, précaires pour la plupart, ils sont divers et marqués par leur invisibilité. Florence Aubenas les avait magnifiquement fait émerger dans Le quai de Ouistremham, un roman-reportage selon le Fig. Pour les dire, ces abonnés de pôle-emploi et des stages de réinsertion, j’ai choisi le théâtre.

EXTRAIT

« SiGéTé

- ah ça ma fille. Elle parle comme ça. Elle fait la vieille avec sa bonne voix. J’entends quand elle parlait avec maman. Maman elle disait ma puce.
- ouh tu crois qu’c’est un compliment. Elle ajoutait ça souvent. C’est moche en plus. Elle me regardait en fronçant les sourcils, des sourires dans les plis de sa bouche. Maman aussi.
- on n’est pas là pour s’emmerder non plus. Ou pas seulement ajoutait maman. Moi j’ajoute rien. Moi je sais pas. Je
- tu quoi ? tu fais comme tout le monde. Comme tout le monde et tu bois ton cavoua. Il est pas bon il est pas si mauvais non plus. Te biles pas. T’es jolie. Quoi ? au moins t’es moins moche que moi. C’est ça moque toi. Ingrate.

Elle sait que je me moque pas. Je sais bien qu’elle a été jolie, je le vois sur les photos et dans ma mémoire. « une mémoire de gamine ».
- à part les mains. Ça les mains ça te reclasse en moins deux. T’as beau sortir à poils de la mousse, le savon y’tlaisse un joli cul à peau de bébé mais les mains... Comme ça ça vieillit moins vite. Torché à 20 ans, plus rien à faire. J’ai les mains de mes vingt ans ma fille ! Des saucisses rougies avec des ongles de névrosées, c’est le seul truc d’intello. Fais moi rire ça m’fait du bien. Ah quand même tu m’lâches un p’tit sourire de bêcheuse. Bois mon cavoua ça t’f’ra un rictus au lieu de te trainer cette tronche de pas bien.

Je l’aime, elle le sait que je l’aime. Elle est le sucre sur le ciel gris. Pourtant elle a des enfants aussi. Je sais pas où ils sont
- moi non plus. A l’autre bout de la carte postale. Il l’achète, il l’acheTAIT, à la sortie du supermarché, avec les bonbons pour l’haleine senteur naturelle de Suisse et vague de l’océan. Pense à mémé, elle dit leur mère - ma fille-, pense à mémé, après la lessive et la boustifaille et hop trois semaines avant de mettre le timbre. Maintenant même plus ! Internet y chope la carte avec la musique et tout. Moi j’ai pas internet – on va te l’installer c’est pas cher mais non tu verras ça coûte moins chère
- moins que rien ? j’ai pas fait la gourde à ce point. Elle a failli faire prof. Ma fille. Elle est gérante. Gérante de quoi au juste. Gérante. A l’usine y’avait les zingénieurs et ma fille elle est gérante. Et la gérante elle me balance que l’internet, l’ordinateur, la conso d’électricité « c’est moins cher enfin fais un effort maman ». c’est le brother qui l’a branché. Il a récupéré un vieux truc dans sa boite et ...
- ah quand même je te fais rire. Quand je te parle de mon chômeur professionnel. Tu l’as jamais vu celui-là. Ah ça pas de dialectique. Rien à péter et d’ailleurs il casse rien. Il se balade. Son érémi et il se balade. Nous on avait les foies, lui rien. La nique au capital la nique aux prolos, pour lui c’est kifkif. Ça sert à rien, il dit et nous on a servi à quoi ?

t’est toujours pas allée à l’antenne. T’as peur de quoi ? ils te feront pas brûler des pneus. Y’a plus rien à brûler. Y’a des pneus mais tu veux les faire cramer devant quoi ? la ZAC vide ? C’est les chômeurs qui y vont dans la ZAC. Si tu fais brûler leurs magasins ils sont morts. Les mao ils avaient raison. Il fallait tout casser. Maintenant ils prennent leur carte de crédit et la carte de fidélité à leurs dettes et rien d’autres. Ah si l’abonnement à l’internet avec le téléphone et la télé. Au supermarché y’a tout, tout le tube, du biberon à l’assurance. Même les vacances. Entubés complets, même les congés payés ils se les font voler.

On n’a pas osé. Tout faire cramer. C’est comme se promener avec des ciseaux pour châtrer les machos. Et tous les hommes le sont.

J’aime l’entendre parler. Elle radote un peu mais elle le sait.
- tu dis si je t’emmerde avec mes histoires. Tu devrais faire comme ta mère libération sexuelle !
 »